Nicher dans une sculpture, sculpter les relations, défaire les hiérarchies
Paroles, pensées, souvenirs (2023). Trois tables qui s’emboîtent, trois capacités psychiques humaines symbolisées à la surface de plateaux, cherchant à s’enfoncer dans les profondeurs de l’âme comme du sous-sol forestier. La première est marquetée ; le chêne des marais, le noyer, l’érable, le camphrier, le tulipier, la myrte, le hêtre ou le platane s’hybrident pour créer un sol de sous-bois en automne, couvert de feuilles qui deviendront l’humus précieux pour la régénération de la terre. La parole est ce qui crée du lien social, elle permet l’interaction, l’échange, fait jaillir nos pensées hors de nous, toujours adressée. La deuxième table rassemble les être endormis sous les feuilles, les larves, les graines, les milles pattes, les racines et mycorhizes ; elle s’assimile à la vie bouillonnante et secrète de nos réflexions. Damasquinés avec du laiton et du cuivre, les incrustations dessinent des arabesques, des cercles, créent des surfaces brillantes et réfléchissantes. La troisième s’ancre plus profondément dans le sous-sol, cherche ce qui soutient les strates supérieures et puise dans les souvenirs et l’inconscient. Le tilleul brut est gravé en bas relief ; les racines et les roches s’y entrelacent, presque grossières, sans besoin de paraître dociles ou attirantes, toujours dissimulées. Le texte que je m’apprête à écrire, à l’image de ces tables gigognes, reprend à son compte cet entrelacs de souvenirs partagés, de pensées personnelles et de paroles échangées. Vagabondant de l’une à l’autre, j’espère former un portrait affectif de l’artiste et du travail qu’elle accomplit.
J’ai rencontré Claire Hannicq il y a dix ans de cela, alors que nous étions toutes deux en résidence à la Fonderie Darling à Montréal. Si nous étions l’une comme l’autre très surprises d’avoir ce privilège, nous avions encore un peu l’insolence de nos vingt ans (bien qu’ils touchaient à leur fin) : le monde nous semblaient à portée de mains, tout nous paraissait possible et ce qui nous restait de naïveté oblitérait les obstacles. Parler de moi dans ce texte n’est pas très cavalier mais nos trajectoires sont liées et je suis heureuse d’en décrire les tissages ; ce lacis qu’a formé nos vies, c’est aussi celui d’une génération née dans les années 1980, à qui l’on a inculqué l’idée que les féministes étaient des hystéros, le racisme inexistant puisque la coupe du monde de foot de 1998 avait si joliment regroupé les « blacks, blancs, beurs », et les pesticides nécessaires pour nourrir l’ensemble de l’humanité. Pendant ce temps là, des ouvriers agricoles mouraient de cancers, la guerre d’Algérie ne nous était pas enseignée, nos professeurs dans le supérieur étaient majoritairement des hommes et nous ne voulions pas que notre travail soit rapporté à notre genre (il fallait simplement être fortes et indépendantes pour se tailler une part du gâteau pensions-nous, sans modèle pourtant pour nous projeter). Dix ans plus tard, le monde, comme nous-mêmes, a changé. La question de notre place dans celui-ci s’est aiguisé, en tant que femmes, en tant que personnes occidentales, en tant que travailleureuses de l’art. Une conscience politique plus aiguë s’est faite jour. Nous avons constaté que, dans les faits, nous n’étions pas l’égale des hommes. Nous sommes devenues féministes, alors que nous pensions jusque là que c’était une injure, et nous observons les enjeux sociaux et écologiques avec inquiétude. Notre naïveté s’est envolée, nos gestes et paroles se sont empreints d’une certaine gravité solennelle, qui n’enlève rien à l’envie de continuer à créer, au contraire. Il s’agit de faire différemment, moins seules, en collectif, en cherchant à déhiérarchiser nos positions pour accueillir dans la pratique l’altérité – chez Hannicq, ce sont les enfants comme les amateurices d’art, les oiseaux comme la forêt qui l’entoure, les collaborateurices comme les invitées. Ainsi, avec Pauline Squelbut et Lola Cazin, en collaboration avec Emmaüs et un groupe de bénévoles motivées, elles ont embarqué tout le village de Fraize dans un Carnaval de la forêt. Ensemble, iels ont créé des chars à l’allure d’animaux étranges et feuillus, arborant des tiges hirsutes et des costumes sauvages pour parader joyeusement, réactivant l’imaginaire des fêtes païennes organisées à l’équinoxe du printemps.
Faire autrement, c’est aussi faire ailleurs. Hannicq s’est embarquée dans un projet aussi fou que généreux, ouvrant sa maison aux artistes et au publics curieux·ses. Avec Clément Richem, son compagnon artiste, iels ont créé l’atelier « Faires » : lieu de vie, de travail, mais aussi d’accueil d’artistes en résidence, de collaborateurices, de séances de workshops. Lors de la dernière résidence collective (il y avait 6 participants), elle a invité une amie fondeuse de cloche pour apprendre à fondre du bronze à la cire perdue à l’aide de moules en crottin de cheval et sable. Elle a créé des formes inspirées des graines, cherchant à saisir comment celles-ci sont profilées pour traverser l’espace et s’accrocher, rebondir, voler, virevolter, ruisseler, se projeter, se disperser le plus loin possible pour habiter d’autres lieux. Ce travail découle d’une étude des modes de dissémination des graines. Elles sèment (2022) sonne comme un jeu de mot proclamant la sororité, mais elle dessine aussi à l’aide de chaînes en argent le chemin parcouru par une graine. Hannicq a méticuleusement soudé chaque anneau en vue de rigidifier le dessin créé, soutenues par un support en laiton, présentées sur un socle marqueté où des mains recréent des maillons en reliant leur pouce et leur index (Sol, 2022). Les graines en bronze fondues deviennent quant à elles des flèches (Semeuse, 2023-2024) que l’artiste, qui a apprit l’archerie, tire à l’arc lors de performances. Les cibles deviennent témoins de ce geste, marquées par l’impact (Echos, 2022). Les prochaines seront en terre-paille, ce matériau avec lequel l’on construisait traditionnellement les maisons. Poreuses et vivantes, elles se solidifient grâce au développement d’un champignon, tandis que les graines qu’elles contiennent peuvent germer. Ainsi ce n’est sûrement pas la mort que ses flèches sèment ici, mais bien la potentialité d’une régénération et d’une transformation.
Souvent, deux notions antagonistes se rencontrent ; il est question de cacher tout en dévoilant, d’apparaître pour disparaître aussitôt, de saisir le temps et les marques qu’il peut inscrire, de capter la lumière comme son absence. En 2017, Hannicq cherche à faire entrer le soleil au fond d’une caverne en installant une succession de miroir (L’étoile dans la caverne), aidée par un groupe d’ami*es ; plus tard, elle filme les nuages qui défilent, projette la vidéo au mur, et la fait se refléter sur des images de roche posées au sol, sous plaques de verre (Croisés, 2018) ou placées sur des caissons lumineux sous verre soufflés (La Nuée L’Antre, 2021). En 2015 elle initie une série : elle expose au soleil un coton de couleur plié. Une fois déployé, le rideau révèle les replis, instantané photographique au long court, index physique du temps qui s’y est déposé (Le dévoilement, 2015-2016 ; La tombée 1 & 2, 2019, 2022).
Aux Dormances est un paravent en marqueterie ; l’illusion des images, de ce qui nous est donné à voir, semble guider l’usage de cette technique en trompe l’œil. Le paravent, objet destiné à cacher et protéger, présente paradoxalement la sortie d’un gouffre, l’ouverture d’une grotte. L’érable, utilisé pour son bois très clair, blanc, illumine le centre de la pièce comme le fait l’apparition du soleil dans l’obscurité. Au contraire, le contour, marquant le clair obscur généré par le contre jour, est en chêne des marais, cette essence qui provient d’arbres fossilisés, restés immergés pendant des siècles dans les tourbières après avoir été arrachés par des tempêtes. Enfin, le verre est utilisé non pas tellement pour sa transparence, mais pour sa capacité à déformer nos points de vue, transformer l’image perçue (Écran Soleil Sombre, 2020). L’artiste travaille en ce moment à la constitution d’une nouvelle table en verre au jaune d’argent et en grisaille dont seuls les enfants, passant entre les pieds de la table, découvriront ce qui ne peut s’apercevoir qu’à contre-jour.
Lorsque nous avons évoqué le manque de références féminines lors de nos études, Claire a rappelé qu’Ana Mendieta était un modèle. L’artiste cubaine disparue en 1985 avait tout au long de son œuvre cherché à renouer avec les savoirs de la terre et la puissance féminine mythologique. Dans Tree of Life (1976), elle dépose son corps, recouvert de boue, contre le tronc d’un arbre centenaire, jusqu’à s’hybrider avec lui. L’arbre est d’ailleurs pour Hannicq non seulement un matériau à travailler, mais aussi un élément symbolique à convoquer ; celui du déploiement de la vie bien sûr, mais aussi de tout ce qu’il contient de caché, en sous sol. Le culte des arbres remonte à la haute antiquité, à la déesse babylonienne Ashera ; au Moyen Âge, les communautés de femmes se réunissaient au pied de l’arbre aux fées pour danser et manger pendant la fête du printemps, accrocher des guirlandes et bénir les semailles1. Dans la future exposition de l’artiste à la Kunstverein de Schwäbisch Hall en 2024, il sera ce qui structure l’ensemble des pièces présentées, reliant le sol au ciel, le passé au futur. Il est symbole de protection, de renaissance et d’amour, de la force de la vie et de ses origines, de sa possible régénérescence. Aujourd’hui, Mendieta est considérée comme une pionnière de la pensée écoféministes. Le travail d’Hannicq s’inscrit dans cette lignée, embrassant « une conception de la nature non appauvrie, non naturalisée, une version écologique de la nature intelligente, sensible, pour pouvoir revenir sur le lien femme/nature autrement qu’en le rejetant 2». Il est aujourd’hui temps d’articuler sa place à la nature en tant que femme, de manière positive et non pas en dénigrant ces deux aspects, tel qu’on nous l’avait enseigné. Susan Griffin, dans son texte sur les idées de l’homme à propos de la nature et des femmes, le rappelle : « Il est décidé que la matière est transitoire et illusoire comme les ombres sur un mur projetées par la lueur du feu ; que nous habitons dans une caverne, dans la caverne de notre chair, qui est également matière, également illusoire […] ». Justement, il faut contrer ces idées patriarcales qui voudraient que la matière soit « passive et inerte » et la femme « un réceptacle attendant d’être rempli 3». À l’hiver 2022, un prunier du verger tombe ; Claire décide de créer à partir de ce bois là des pièces qui reviennent à la communauté qui habite le jardin (intitulées La communauté du prunier). Avec parole et ouïe (2023) est une sculpture de cette série, taillée à même le tronc évidé, reprenant la forme abstraite d’une tête humaine ; la bouche fait office d’orifice pour que les mésanges y nichent durant l’hiver. La sculpture est agrémentée de délicates oreilles en cuivre émaillé, proches d’ailes de papillon ou du tramète versicolore, champignon qui pousse sur les troncs, légèrement ondulé, aux rides irrégulières. L’œuvre se dote d’une valeur d’usage ; elle accueille la vie. Peut-être faut-il ajouter que, chacune, nous sommes devenues mères. Et s’il y a dix ans ce constat dans un texte appliqué à la pratique nous aurait toutes les deux beaucoup agacées, aujourd’hui nous observons l’importance de cet évènement dans nos façons de travailler ; la transmission se pose à un endroit plus intime. Claire me raconte qu’elle a toujours été intéressée par l’importance des liens filiaux, de la charge derrière soi, des formes de croyance ou de réincarnation (Les disparaissants, 2014). Or son travail est aujourd’hui moins minéral, plus vivant, porté vers l’avant. Que transmet-elle ? Quelle responsabilité lui incombe dans cet héritage ?
Transmettre nécessite de se demander ce qui nous a été légué, et ce que les femmes ont perdu dans le manque de transmission instauré par le patriarcat. Claire Hannicq s’empare de savoir-faire anciens, remontant au haut moyen-âge, ce temps où les femmes exerçaient des métiers dont les noms féminins n’avaient pas été effacés. Avec parole et ouïe porte la marque de son façonnage : le bois n’est pas poli, les traces de gouge sont visibles. On retrouve l’aspect frustre de la table Souvenirs, une forme d’ascèse technique ; l’artiste œuvre à partir d’outils manuels et de matériaux historiques, revendiquant une autonomie. Elle refuse la domination de la technologie et inscrit ses travaux dans un processus d’apprentissage et non pas de démonstration technique. Ce n’est pas la perfection que l’artiste cherche ; les journées à créer en groupe avec les personnes venues l’assister ont abouti à un travail de co-création dont la table et ses maladresses témoignent avec délicatesse. Le corps est présent dans les gestes opérés, rendus visibles dans l’œuvre elle-même. Ne pas utiliser de machine c’est aussi, dans l’agriculture, une façon de respecter la terre, envisagée comme nourricière et respectable, c’est restreindre le type d’« actions humaines socialement et moralement autorisées », alors qu’aujourd’hui « les nouvelles images de maîtrise et de domination ont opéré comme des autorisation culturelles de dépouillement de la nature 4», utilisant les machines pour contraindre et produire plus. Dans le travail de Claire il ne s’agit pas de dessiner un récit de la domination, mais d’accepter l’erreur dans un respect de l’environnement, offrant une image de la terre comme organisme vivant, et de nous-mêmes en relation avec elle.
C’est ainsi que la vie actuelle de Claire Hannicq - sa place dans la société, en milieu rural, avec ses filles, les résident*es, les animaux et végétaux qui l’entourent - s’entrelace et nourrit sa réflexion plastique. Comme le rappelle Émilie Hache, l’infériorité attribué à la nature, porté par une vision dualiste nature/culture, corrélée à l’identification des femmes à cette nature (puisqu’irrationnelles, sensibles, etc.), nous a auparavant fait rejeter ces deux aspects. Nous avons été élevées dans cette hiérarchisation ; « d’un côté, la matière, la corruption, l’impureté, le sensible, l’irrationnel, la sexualité, les femmes, la nature ; de l’autre, la raison, l’esprit, la culture, la pureté, la transcendance, le sacré, les hommes 5». Toute l’œuvre de l’artiste s’emploie à défaire cette vision moderne et sexiste, afin de dépasser la dévalorisation culturelle qui y est historiquement liée, et réclamer haut et fort une alliance pour « connaître la relation que nous avons aux autres que nous : aux arbres, aux divinités, à ce qui nous met en relation 6» et, ainsi, chercher à multiplier les mondes.
1Thomas Golsenne et Clovis Maillet, Un Moyen-âge émancipateur, Même pas l’hiver, Paris, 2021, p. 34.
2Émilie Hache, « Reclaim Ecofeminism ! », dans Reclaim ; recueil de textes écoféministes, choisis et présentés par Émilie Hache, Cambourakis, Paris, 2016, p. 22
3Susan Griffin, « Où sont exposées conjointement et chronologiquement les idées de l’homme à propos de la nature et des femmes », dans ibid., p. 59
4Carolyn Merchant, « Exploiter le ventre de la terre », dans ibid, p. 130.
5Ibid., p. 20
6Josep Rafanell i Orra, « Après la nature », entretien avec Aïnhoa Jean-Calmettes, Mouvement n°120, p. 93.